AVANT-PROPOS
Ce premier volume des Cahiers du Grhaal est consacrée à la littérature mexicaine des XXe et XXIe siècles, et, en particulier, au roman de l’écrivain Carlos Fuentes, La muerte de Artemio Cruz, inscrit au programme du concours de l’agrégation interne d’espagnol, pour les sessions 2023 et 2024.
Il se présente sous la forme d’un diptyque qui propose dans son premier volet huit contributions consacrées au roman de l’écrivain mexicain avant d’offrir, dans un deuxième volet, cinq études sur des écrivains ou des écrivaines mexicains, connus ou moins connus, tels Sergio Pitol, J.M. Servín ou Eugenio Aguirre sans oublier la littérature écrite par des femmes.
Le premier volet s’ouvre sur un texte de Lise Demeyer intitulé « Entre tradition et modernité, La muerte de Artemio Cruz : du roman de la Révolution mexicaine au boom de la littérature latino-américaine ». Dans cette première approche, Lise Demeyer rappelle que La muerte de Artemio Cruz (1962) a été considéré par de nombreux critiques comme une œuvre emblématique du boom latino-américain, en raison de sa fragmentation formelle et temporelle et du choix d’un triple sujet de l’énonciation, tous éléments représentatifs s’il en est de l’expérimentation formelle partagée par les auteurs latino-américains qui publient dans les années 60. Or, Lise Demeyer entend faire remarquer que certains passages de ce roman ne sont toutefois pas sans rappeler la tradition littéraire du régionalisme et du réalisme dont le Roman de la Révolution mexicaine a été l’expression littéraire la plus aboutie dans la première partie du XXe siècle. Aussi se demande-t-elle si ce retour à la tradition et au sous-genre rural et local qui apparaît au sein du récit ne pourrait pas être considéré comme un marqueur déterminant de ce qui va se jouer dans ce que la critique a défini comme la nueva novela hispanoamericana. Fabrice Parisot revient alors, dans la contribution suivante, sur les caractéristiques essentielles de ce qu’a été le Boom de la littérature hispano-américaine : sa naissance, son contexte historique, le rôle fondamental des maisons d’édition aussi bien latino-américaines qu’espagnoles ou françaises, ses techniques narratives innovantes et ses thématiques centrales avant de s’arrêter à considérer l’indéniable importance du paratexte, titre et épigraphes, qui ouvre d’intéressantes pistes de lecture au lecteur en créant un intéressant et stratégique horizon d’attente. Alba Lara Alengrín prolonge cette réflexion initiale sur les liens qu’entretient le roman de Carlos Fuentes avec son contexte littéraire du Boom en s’attardant à analyser l’effet sonore dans le roman à partir des voix narratives et de la « bande son » intercalée dans les chapitres narrés au passé. A partir de ces derniers, Alba Lara Alengrín parcourt l’évolution historique et culturelle du Mexique en suivant les douze séquences rétrospectives du roman. Steven Boldy, dans son étude sur « Père et fils, histoire et mythe dans La muerte de Artemio Cruz », livre pour sa part une intéressante réflexion sur la circularité des structures mythiques et l’échec des projets historiques, notamment celui de la Révolution mexicaine. Outre la notion de gémellité et la structure familiale récurrente, observable dans trois périodes historiques clés, du père, du fils légitime et du fils illégitime ou héritier symbolique, l’auteur s’attache à souligner des forces duelles ou alternatives dans l’histoire et l’état d’esprit mexicain. En prenant La Divine Comédie de Dante comme paradigme essentiel, Steven Boldy met à jour une structure de la rédemption du passé dans un monde symbolique chrétien entendu au sens large. Enfin, en s’appuyant sur la notion d’intertextualité, il montre comment à son tour la présence inter- et intra-textuelle de José Gorostiza remet en question la rédemption dantesque et vide ses termes de leur sens. De révolution il sera aussi question dans la contribution de Georgina García Gutiérrez, « La muerte de Artemio Cruz: una novela revolucionaria », dans laquelle elle examine le processus de construction du personnage d’Artemio Cruz afin de se livrer à une radiographie de l’Histoire du Mexique. La Révolution, son développement, ses réalisations à long terme, son projet de pays, la modernité seront ainsi scrupuleusement scrutés. Mais, nous explique en substance Georgina García Gutiérrez, les stratégies narratives, la technique complexe imaginée par l’auteur, le temps circulaire, linéaire, déformé contribuent également à la représentation vraisemblable de la mort et à son lent processus dégénératif. Dans ce lent mouvement, aussi bien de la construction du roman que de la représentation de la mort, la mémoire semble jouer un rôle essentiel. C’est en tous cas ce que Florence Olivier entend mettre en avant dans son étude consacrée à la fugue de la mémoire dans le roman. Qui refuse de mourir ? Qu’est-ce qui refuse de mourir dans La muerte de Artemio Cruz ? Le « je » du parvenu, naguère combattant de la Révolution mexicaine, qui sait ce qu’« il » a fait ? Le « tu » qui, un bref instant, en vient à regretter le brave et le juste qu’il aurait pu être ? La Révolution trahie ? L’élan premier de la Révolution ? La virtualité de la Révolution ? Autant de questions que pose d’emblée Florence Olivier. Elle soutiendra alors, pour y répondre, que la composition du récit fait de celles-ci les signes en rotation du destin d’un homme et d’un pays. Aussi expliquera-t-elle que la pénible lutte de l’agonisant se manifestera dans le roman avec une grande variété de procédés rythmiques et de genres discursifs qui donneront lieu à autant d’exercices de style. Elle mettra ainsi en avant que la composition du roman offre un travail de précision quasi musical, s’apparentant à une fugue de la mémoire fondée sur la répétition de leitmotivs en contrepoint, sur des jeux de variations, sur des arias lyriques. Elle insistera sur l’idée que tous ces éléments se voient orchestrés afin de recréer la circulation entre présent et passé de la conscience du héros qui passe par la voie tierce de la mémoire volontaire où l’accompli s’offre comme futur. Elle postulera enfin que pour frayer un passage à une autre mémoire, involontaire, de l’agonisant, Carlos Fuentes a travaillé à l’image du Faulkner de The Sound and the fury tout en distribuant les versions du drame, non pas entre les membres d’une fratrie, mais entre les différentes postures temporelles d’un seul et même personnage. Marie-José Hanaï propose ensuite, dans « La fiesta en la mansión de Coyoacán: fin de año, fin de ciclo, ¿fin de reino? », une étude centrée sur l’un des segments du passé qui rythment le processus d’anamnèse et de réinvention d’une vie, alors que celle-ci est l’objet du délitement causé par la douleur physique et l’agonie : la fête du Nouvel An, passage entre 1955 et l’année suivante, qui se déroule dans la luxueuse demeure de Coyoacán, à la fois vestige d’un passé lointain et signe de la réussite de l’homme d’affaires, est le moment choisi par le moribond pour se remémorer le point culminant de sa réussite. L’éclat de la fête et la position de domination du maître des lieux se voient contrebalancés par la vieillesse du corps et le sentiment de lassitude face à une répétition rituelle qui ne promet que le vide et la ruine prochaine. Marie-José Hanaï s’emploie à montrer quel symbolisme revêtent le lieu et le temps pour s’intéresser ensuite au motif dialogique d’Artemio Cruz face à ses invités, dans une esthétique de fragmentation des voix. L’étude débouche sur l’image du sujet confronté à lui-même, à son bonheur paternel perdu : le sujet en tant que vestige du temps et illusion de réussite.
Fermant le volet de ce premier panneau du diptyque, Lise Demeyer nous propose, en guise d’ouverture vers le second volet, une balade à travers les derniers romans du romancier mexicain. Elle nous rappelle ainsi qu’au XXIe siècle, les derniers romans de Carlos Fuentes sont marqués par l'horreur et le pessimisme et que la violence, surtout verticale, mais aussi horizontale, qui gangrène le Mexique, transforme l'écriture fuentésienne. L'univers pénitencier, nous explique-t-elle, devient le fil conducteur de l'énonciation, depuis La silla del águila (2003) jusqu'à Federico en su balcón (2012). Elle met alors en avant que la prison, espace postmoderne s'il en est, traduit l'enfermement et l'étouffement d'un pays. Inspiré par A. Dumas, C. Fuentes se fait architecte de prisons imaginaires, et plus globalement, il multiplie les espaces clos. Lise Demeyer s’interroge de fait sur le besoin de rendre omniprésents ces espaces. Scepticisme idéologique, millénarisme stylistique et préoccupation sociale marquent donc la dernière phase romanesque de C. Fuentes, et la prison en est peut-être le reflet le plus prégnant, comme le souligne l’autrice.
Le second volet du diptyque s’ouvre à présent sur une passionnante contribution de Florence Olivier intitulée « La littérature mexicaine de l’entre-deux siècles : chorégraphie des générations, transmissions et ruptures ». Tout un programme ! Un programme dans lequel Florence Olivier esquisse une vision dynamique de la littérature mexicaine des années 1990 à la période de l’extrême contemporain. Sont d’abord examinées les coexistences entre générations diverses, dont celle des aînés, Octavio Paz, Carlos Fuentes et Fernando del Paso, tandis qu’émerge le groupe du Crack formé par Jorge Volpi, Eloy Urroz, Ignacio Padilla et Pedro Ángel Palou, entre autres jeunes écrivains. L’accent est mis sur le travail d’hybridation entre nouvelles et roman que pratiquent des auteurs consacrés tel Carlos Fuentes dans La frontera de cristal, mais aussi Álvaro Uribe ou Álvaro Enrigue. Puis, elle insiste sur l’usage du fragmentaire qui se manifeste par la recherche d’effets narratifs rythmiques au moyen de mises en séries et de variations comme dans l’œuvre de Margo Glantz, par un travail de composition dans la « Trilogie de la mémoire » de Sergio Pitol, par les métamorphoses d’un même récit d’un livre à l’autre auxquelles se livre Mario Bellatin. Est mis en relief ensuite comment diverses tendances formelles répondent à l’urgence de l’actualité politique et sociale violente des années 1990 et 2000 : côtoiement de la fiction et de la non-fiction dans des anthologies, essor de la non-fiction ou d’un roman de l’impunité qui s’écarte des conventions du néo-policier ou du roman noir pour aborder le phénomène du narcotrafic ou celui de la migration. Florence Olivier met alors en exergue la fécondité et la diversité qui caractérisent les tendances contemporaines de cette littérature que la critique a tenté de modéliser en évoquant, entre autres, l’existence d’une « littérature du nord » ou d’une « littérature de la frontière ». Cette vitalité du roman mexicain, on la retrouve également dans les pages que Marie-José Hanaï consacre aux écritures des femmes au Mexique. Dans cette étude, l’autrice pose la question de savoir quelle évolution on peut apprécier quant à l’affirmation et à la reconnaissance de la présence féminine mexicaine dans la République des Lettres. Quelle position et quel regard sur leur propre rôle adoptent les auteures au féminin dans une sphère longtemps dominée par le genre masculin ? s’interroge-t-elle. Elle entend alors situer sa brève étude à la fois dans l’histoire de la littérature mexicaine, dans la problématique de l’écriture féminine et, à partir de quelques exemples ciblés, dans la réflexion menée par les femmes sur le sens artistique et sociopolitique de leur activité d’écriture. Selon elle, les écrivaines mexicaines contemporaines s’inscrivent d’un côté dans la revendication de leur statut d’auteure et dans la recréation de personnages fictionnels féminins/masculins à partir des mythes, de l’Histoire collective et de l’histoire individuelle, et de l’autre dans un travail personnel sur l’écriture qui échappe à toute contrainte de genre. Cathy Fourez nous propose pour sa part, dans son étude intitulée « Las cotidianas vidas extremas en Cuarto para gente sola (1999) de J.M. Servín » l’autoportrait d’un « je » déchiré par la monotonie de la survie dans la périphérie de la ville de México où le temps de la fragilité est un temps sans futur. A partir de là, Cathy Fourez entend analyser les corps de la précarité et voir comment l’exploitation, la resémantisation et la subversion continue de quelques codes du roman policier classique et du roman noir servent à décrire aussi bien la misère urbaine du XXIe siècle que ses dysfonctions, ses fissures, ses excès, et à examiner de quelle façon les perturbations des traitements d’un genre littéraire disent le décentrement des personnages. Cécile Quintana, à travers le roman Gonzalo Guerrero de Eugenio Aguirre (1981) s’intéresse à présent à la trajectoire imprévisible et accidentée du conquistador Gonzalo Guerrero qui, en 1511, fait naufrage sur les côtes du Yucatán, là où Cortés débarquera avec ses troupes en 1519. A partir de ce fait historique, Cécile Quintana montrera comment Eugenio Aguirre élabore une nouvelle sémantique du naufrage d’un point de vue psychologique et épistémique. En effet, explique-t-elle, en déviant de sa route initiale qui se conclut par un naufrage, Guerrero fait également dévier son identité. Elle montre alors comment, lorsque Cortés se présente devant lui, non seulement il refuse de rejoindre les troupes de ses coreligionnaires espagnols, mais il leur déclare la guerre. Elle met par la suite en avant comment, en tant qu’Espagnol accidenté, il a subi un processus d’acculturation inédit et radical qui l’amène à fonder la première famille métisse. Elle postule enfin que si les chroniques n’hésitèrent pas à le condamner comme traître, le roman, comme lieu d’une énonciation potentiellement contradictoire, déconstruit les schémas binaires de la morale patriotique pour mettre en lumière le personnage à partir des pièges que lui tend sa propre conscience dès lors qu’il tente de répondre à la question : qui suis-je ?
Anouck Linck clôt cette petite traversée à travers les bois de la littérature mexicaine des XXe et XXIe siècles avec son étude intitulée « Pratiquer l’histoire depuis la littérature : le pari de la micro-histoire dans Parade d’amour de Sergio Pitol ». Elle y souligne que Sergio Pitol affirme dans ce roman, qui date de 1984, la primauté de la littérature sur le réel et que la thèse de l'écriture carnavalesque l'emporte sur toute autre considération, puisque ce texte est un délire de l’imagination de l’auteur, un pied de nez aux chercheurs de sens. En effet, selon Anouck Link, il n’y a point, dans ce roman, de vérité qui ne soit renversée par le burlesque. Pour autant, conclure que la littérature revendique elle-même son artificialité, son statut de pure création verbale, qu’elle est première, que cette primauté l’emporte sur tout le reste – sur, notamment, sa capacité à documenter le réel –, il n’y a peut-être qu’un pas, qu’Anouck Link se refuse à franchir. Pour elle, en effet, Parade d'amour est un roman fortement ancré dans la réalité historique mexicaine, en dépit, affirme-t-elle, des trente ans qui séparent le moment de son écriture d'aujourd'hui, car ce roman produit un savoir historique et nous dit quelque chose à propos de la réalité mexicaine qui est plus que jamais d'actualité. Anouck Link postule alors que l'invention géniale de Pitol est d'avoir repensé le rapport de la littérature à l'histoire depuis une perspective inusitée : la perspective micro-historique, à savoir une lecture politique de l'œuvre, réfractaire aux éblouissements de « l'art pour l'art », répondant ainsi à la problématique suivante : est-il possible de faire de la micro-histoire depuis les techniques et les mécanismes propres à la littérature ?