N°1 / La muerte de Artemio Cruz de Carlos Fuentes et la littérature mexicaine des XX et XXIe siècles

Derrière les barreaux, les derniers romans de Carlos Fuentes (2002-2012).

Lise Demeyer

Résumé

Au XXIème siècle, les derniers romans de Carlos Fuentes sont marqués par l'horreur et le pessimisme. La violence, surtout verticale, mais aussi horizontale (selon les termes d'Ariel Dorfman), qui gangrène le Mexique, transforme alors l'écriture fuentésienne. L'univers pénitencier devient le fil conducteur de l'énonciation, depuis Le siège de l’Aigle (2002) jusqu'à Federico à son balcon (2012). La prison, espace postmoderne s'il en est, traduit l'enfermement et l'étouffement d'un pays. Inspiré par A. Dumas, C. Fuentes se fait architecte de prisons imaginaires, et plus globalement, il multiplie les espaces clos.

Non seulement il faudra étudier la nature même de ces prisons imaginées par C. Fuentes (notamment la présence d'une piscine meurtrière au cœur de la prison de San Juan de Aragón dans La volonté et la fortune (2008)) mais on devra aussi s'interroger sur le besoin de rendre omniprésents ces espaces. En effet, les espaces clos permettent de créer une cohérence spatiale et thématique dans le recueil de nouvelles Carolina Grau (2010). Scepticisme idéologique, millénarisme stylistique et préoccupation sociale marquent donc la dernière phase romanesque de C. Fuentes, et la prison en est peut-être le reflet le plus prégnant. Il est donc particulièrement intéressant d'interroger l'espace carcéral pour envisager le dernier projet d'écriture du grand écrivain mexicain.

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Abstract

In the 21st century, Carlos Fuentes' latest novels are marked by horror and pessimism. The violence, above all vertical, but also horizontal (in the words of Ariel Dorfman), which gangrenes Mexico, then transforms Fuentesian writing. The penitentiary universe becomes the common thread of the enunciation, from La silla del Águila (2002) to Federico en su balcón (2012). The prison, a postmodern space as it were, translates the confinement and suffocation of a country. Inspired by A. Dumas, C. Fuentes becomes an architect of imaginary prisons, and more generally, he multiplies enclosed spaces.       

Not only will it be necessary to study the very nature of these prisons imagined by C. Fuentes (in particular the presence of a murderous swimming pool in the heart of the prison of San Juan de Aragón in The Will and Fortune (2008)) but we will also have to question the need to make these spaces omnipresent. Indeed, enclosed spaces create a spatial and thematic coherence in the collection of short stories Carolina Grau (2010). Ideological scepticism, stylistic millenarianism and social concern therefore mark the last phase of C. Fuentes's novels, and prison is perhaps its most significant reflection. It is therefore particularly interesting to question the prison space to consider the last writing project of the great Mexican writer.

Keywords: Carlos Fuentes, prison, confinement, pessimism, society

Du Siège de l’aigle (2002) à Federico à son balcon (2012), son roman posthume, Carlos Fuentes revient à ses premiers intérêts, les romans urbains et politiques. Il y multiplie les espaces clos, à l’intérieur de la ville étouffante qu’est devenue la capitale mexicaine, pour mieux souligner le mal du monde contemporain et citadin. Le pays, la ville, le foyer décrits durant cette dernière décennie, érigent des murs qui séparent irrémédiablement les êtres humains. Plus insidieusement encore, la prison, présente de façon récurrente dans l’œuvre narrative tardive de l’écrivain mexicain, devient l’emblème de la société contemporaine qu’il s’applique à décortiquer et à critiquer.

Déjà, dans La plus limpide des régions (1958), la présence d’une geôle souligne que ce lieu de détention va de pair avec les grandes lignes du roman social. Feliciano Sánchez apparait dans l’index parmi le groupe des « révolutionnaires », et en tant que tel, il appréhende le monde du roman depuis sa cellule (Fuentes, 1958 : 435). Dans Terra Nostra (1975), l’espace carcéral est également présent, de manière symbolique, puisqu'il apparaît à travers une digression de « la cárcel de amor » médiévale. Plus tard, dans Christophe et son œuf (1989), C. Fuentes insiste encore sur l’enfermement, en présentant les habitants de la capitale mexicaine comme des « prisioneros adentro, expulsados afuera : la ciudad de México » (Fuentes, 1989 : 304). D’autre part, dans ses nombreux récits fantastiques, le maestro mexicain joue inlassablement avec des intérieurs angoissants, des manoirs gothiques qui emprisonnent littéralement les plus cartésiens de ses personnages pour mieux les plonger dans le doute face à l’irrationnel. Ceux-ci se voient alors confrontés aux monstres fantastiques du bestiaire fuentesien sans pouvoir jamais s’en échapper. L’emprisonnement se place au service de l’action et permet de créer un face à face entre raison et imagination : pour induire ainsi une exploration intérieure du personnage.

On a donc affaire à un intérêt ancien de C. Fuentes, et qui s’est développé de manière exponentielle dans les différentes productions de « L’âge du temps », jusqu’à devenir l’une des préoccupations les plus tenaces de ses dernières productions. En effet, dans la dernière période fuentesienne, l’univers carcéral est le fil conducteur du récit et est le centre de l’espace. Ce lieu est ainsi extrêmement symbolique. Le Mexique, dans son ensemble, apparaît alors comme une prison de prisons. Un pays étouffé et étouffant. Mais à quel niveau ? Au niveau spatial, la surpopulation a fait de sa capitale l’emblème des maux de la postmodernité. Au niveau social, le monde carcéral est le reflet d’une société malade et exclusive, égoïste et ségrégative. Au niveau psychologique enfin, celui-ci est la métaphore de complexes intérieurs, chacun se sentant enfermé dans sa peau et poursuivant inlassablement l’intention de se libérer de son existence. Ainsi, Michel Foucault, dans son incontournable essai, Surveiller et punir. Naissance de la prison, souligne que cet espace particulier relève « d’une technologie politique du corps » (Foucault, 1990 : 35). Entre ces murs, réels ou symboliques, le mouvement du corps de l’individu est minime et plutôt circulaire, une révolution au sens premier du terme comme C. Fuentes s’attelle à le démontrer dans son roman posthume. Le mouvement cherche à franchir un seuil, qui semble avoir disparu au profit d’un cycle à la fois spatial et temporel. La prison est alors l’intérieur de l’intérieur, la mise en abyme de l’espace fermé qu’est déjà la ville.

Mais que nous dit cette obsession pour l’enfermement sur l’idéologie de C. Fuentes ? Il semble effectivement pertinent d’interroger l’espace carcéral pour envisager le dernier projet d’écriture du grand écrivain mexicain.  Dans un premier temps, nous verrons que notre auteur n’hésite pas alors à se référer à la tradition littéraire, en particulier à Alexandre Dumas, pour traiter de cette thématique. Il se fait architecte machiavélique car il imagine des endroits murés où l’étouffement est pluriel. Ensuite, nous explorerons la vie recréée à l’intérieur de ces espaces clos imaginés. Enfin, et c’est là l’enjeu de notre travail, nous nous interrogerons sur les raisons de l’omniprésence des prisons dans la production tardive du romancier mexicain

Construire des prisons : l’architecte Fuentes

Reconstruire ou réécrire

C. Fuentes, grand lecteur, et amateur de l’intertextualité construit des prisons existantes, des prisons qui nourrissaient déjà les romans d’écrivains admirés. Ainsi, il revient à ses lectures de jeunesses pour fermer son cycle littéraire : A. Dumas, et en particulier Le comte de Monte-Cristo, est en toile de fond du Siège de l’aigle ou de Carolina Grau (2010). L’idée qu’il avait nourrie à l’âge de 14 ans avec l’un de ses compagnons arrive donc à maturation vers la fin de sa vie :

Pero, ¿por dónde empezar? Torreti y yo éramos, al igual que nuestra fraternidad literaria en Grange School, ávidos lectores de Alejandro Dumas padre. Desde nuestro punto de vista, una novela que se respetara tenía que comenzar en Marsella, con una vista plena del Castillo de If y el martirio de Edmundo Dantés.1

En effet, dans le recueil hybride de 2010, nous assistons à une réécriture du roman du XIXème, à partir de la première nouvelle « El prisionero del Castillo de If » (réécriture) et l’avant-dernière « El arquitecto del castillo de If » (explication métalittéraire de cette réécriture et extrapolation fantastique). Dans le premier récit, l’alternance des pronoms personnels à la première personne du singulier (« yo » et « tú ») n’est pas sans rappeler la technique du monologue intérieur de l’inoubliable Artemio Cruz. Comme J.L. Borges et son Pierre Ménard, auteur du Quichotte, C. Fuentes s’attelle à réécrire la célèbre œuvre de Dumas en modifiant ironiquement l’histoire. L’évasion, que sous-tendent les meilleures fictions sur le monde carcéral, n’est plus ici à la charge d’Edmond Dantès mais de l’abbé Faria, à la poursuite de Carolina Grau, l’héroïne née de l’imagination de C. Fuentes. Cette femme envoûtante change donc la ligne directrice du récit original et permet au romancier du XXIème siècle de jouer avec les limites de l’intertextualité. Elle devient alors le mystère du château d’If et l’obsession de ses habitants. C’est pourquoi, dans la deuxième nouvelle, le château d’A. Dumas se transforme en l’anachronique « cárcel de amor de Cayo Morante [l’architecte] et Carolina Grau » (Fuentes, 2010: 144). Dans un va-et-vient littéraire et temporel, l’énonciation, que nous pourrions situer dans une époque contemporaine, apparaît comme postérieure à l’écriture du Comte de Monte-Cristo, tandis que la tradition espagnole des prisons d’amour (cette fois, Carolina Grau devient Andalouse) fait référence à la littérature médiévale. Cayo Morante, hanté par la femme mystérieuse, recherche l’hermétisme parfait pour opposer au monde une frontière protectrice de son couple. En effet, il construit une prison pour s’emmurer vivant avec la femme aimée. L’obsession méticuleuse de l’enfermement, dépeinte par le rythme binaire des travaux architecturaux, « ladrillo tras ladrillo, Argamasa y argamasa. Muro tras muro, el castillo se encerró en el castillo » (148), est la réponse à la position paralysée du héros du premier récit. L’enfermement devient un désir et une nécessité pour le personnage qui construit son propre piège architectural. Il reflète, pour le lecteur, l’aveuglement spirituel d’un personnage rationnel (un architecte) qui a perdu, par l’amour, le discernement et qui précipite, par là même, le récit, vers le doute propre au fantastique.

De la même façon, notons succinctement que chez C. Fuentes, le traitement des bas-fonds de la société et le thème de prisonniers politiques n’est pas sans rappeler certaines pages de El señor presidente de Miguel Angel Asturias. D’autre part, Le prince de Machiavel est une source d’inspiration pour ses romans urbains où le Pouvoir et la Justice précipitent certains personnages vers des prisons impitoyables.

Des prisons implacables et assassines

Comme dans Terra Nostra (où des miroirs réfléchissaient les prisonniers, leurs reflets omniprésents et obsédants devenant ainsi leur propre torture), la thématique des prisons chez C. Fuentes couple la dialectique de l’intérieur/extérieur à la notion de punition (plus que de peine). Les barreaux ne symbolisent plus le supplice (la négation de la liberté) mais la protection. Il faut donc imaginer d’autres sources de châtiment (châtiment corporel ou mental). En effet, selon M. Foucault, les punitions et la prison « relèvent d’une technologie politique du corps » (Foucault, 1990 : 35) et c’est ce que le romancier mexicain imagine dans les espaces qu’il construit.

L’exemple le plus frappant, et que nous allons étudier ici, est le concept d’espace pénitencier imaginé par C. Fuentes dans La volonté et la fortune (2008). D’abord, au niveau général, Machiavel, avatar de l’histoire, devient le narrateur du roman pour quelques pages, et s’érige en architecte symbolique de la prison universelle. Il présente l’essentiel de ce que doit être ce lieu punitif, à la fois labyrinthe et piège :

Leones de piedra, miradas. Puentes de piedra, suspiros. Muros de piedra, encierro. Bloques de piedra, cárceles. Introduciré en el espacio de la prisión máquinas y cadenas […] para una cárcel sin entradas ni salidas, la prisión perfecta, la cárcel dentro de la cárcel dentro de la cárcel. Profusión de escapes : no llevan a ninguna parte. (Fuentes, 2008 : 225).

Si C. Fuentes choisit de laisser la parole à un double de Machiavel ici, c’est que la prison est le reflet (ou l’expression) du pouvoir exercé sur la nation. Un pouvoir tout aussi bien totalitaire (puisqu’il punit) que ségrégatif (car cette punition est arbitraire), et même un pouvoir absent (car la délinquance et la criminalité naissent de l’abandon de l’Etat).

Puis, c’est aux côtés de Josué, narrateur homodiégétique du récit, que nous découvrons le mystérieux et redoutable édifice de la prison des mineurs de San Juan de Aragón, dans le centre de la capitale mexicaine. Symboliquement, pour son stage d’étudiant en droit, le cartésien Josué fait un premier pas dans l’Apocalypse comme les héros des récits fantastiques franchissaient le seuil du monde surnaturel. Mais ici, c’est le reflet des erreurs gravissimes de son pays, aussi bien politiques, qu’économiques, qu’il va découvrir. Explorateur des bas-fonds de la société, il a devant lui en vitrine tout ce qu’il y a de plus caché et de plus honteux d’un Mexique à deux visages et à deux vitesses :

El sepulcro de los vivos. La casa de los muertos, sí. La Siberia mexicana, un páramo dentro del páramo, una cueva dentro de otra cueva, un laberinto con muchas entradas y ninguna salida […]. La metáfora de nuestra vida encarcelada en el vientre al principio, en la mortajada al final, en los secretos mayores de la cárcel hogareña entre rumba y tumba. (119).

L’établissement pénitentiaire est à la fois reflet des maux du pays, lieu de torture et transposition de notre conscience intérieure. Ici, Josué, prisonnier de ses doutes de jeune adulte, doit faire face à l’enfer incarné, les dernières frontières de son pays, ses prisons.

Ayant toujours considéré que Mexico est une ville faite de couches superposées, C. Fuentes en joue pour y construire une prison souterraine en son sein. Alors que dans Le siège de l’aigle, le fort se trouvait à la périphérie du pays, puisqu’au large du port de Veracruz (mettant ainsi en corrélation les différentes marges de la société), dans La volonté et la fortune, la prison se déplace « en el centro del centro » (129), c’est-à-dire au cœur de la capitale. La vision de la société présentée par C. Fuentes a rapidement évolué vers l’expression d’un pessimisme angoissant : aucun recoin du monde n’est plus épargné, même son noyau le plus protégé héberge le mal en son sein.

Ainsi, l’architecte C. Fuentes imagine un lieu de captivité où les murs seraient protection et le reste serait torture. Ce lieu est d’abord symboliquement souterrain pour représenter cet inframonde aussi bien social que littéraire2. Au centre, « una gran piscina subterránea de cemento en la entraña obcena del Distrito Federal », nous projette directement dans une dynamique apocalyptique. La prison est meurtrière, pire, elle discrimine plus encore que ne le fait la société. C. Fuentes invente, de cette manière, un centre de rétention monstrueux et exterminateur à l’aide du mythe du déluge : une « alberca-prisión » comme métaphore des relations sociales au sein des prisons, et par extension, de la vie dans la capitale mexicaine. A cet effet, l’écrivain affirme qu’il a voulu donner une «visión gótica y tétrica »de la réalité mexicaine. Ceux qui survivent à cet enfer enfermé sont littéralement ceux qui savent nager, les autres, les faibles, seront les premiers à succomber et à être sacrifiés (« ¿Y los que saben nadar ? –Así controlamos el exceso de la población penitenciaria. » (125)). La loi du plus fort est implacable et reflète les relations sociales d’aujourd’hui que l’écrivain engagé dénonce. La roue de la fortune a lieu au bord de la piscine assassine : « Escogen al azar […] Este se queda en la cárcel. Este otro se queda en la alberca » (514). La ségrégation sociale est alors montrée sous son jour le plus sombre grâce à l’imagination et à l’extrapolation.

De plus, les sons de la vie qui arrivent aux oreilles des détenus, amplifiés par des haut-parleurs, leur rappellent de façon lancinante leur exclusion. Torture sonore pour ses habitants, il y a d’un côté « el tumulto urbano » de la ville libre, et de l’autre, « las profundidades de esa cárcel de cárceles » (120). Le contraste est sournois. Cette prison développe sa propre punition : elle ouvre une fenêtre sur la proximité du monde libre et insiste sur les reflets d’une vie passée et désormais interdite (une fois encore chez C. Fuentes, les murs deviennent des frontières de verre). Les sons extérieurs, plus forts encore dans les cellules des détenus les plus dangereux, sont la seule chose capable de traverser les murs. La texture sonore de la vie apparaît comme des ponts torturants entre les deux espaces : « recogían con minucia los rumores de la ciudad exterior, verdadera urbe de las libertades y la alegría en comparación con la dantesca ciudad del dolor » (130). Le rythme binaire renforce l’idée du fossé abyssal décrit par C. Fuentes pour représenter les inégalités sociales de son pays. Les sons soulignent des vies parallèles qui se pressentent sans jamais cohabiter.

La prison, construite par C. Fuentes comme un labyrinthe et un lieu de torture est malgré tout un lieu de vie et l’écrivain se plaît à recréer la naissance d’une société, cette fois derrière les barreaux.

Derrière les barreaux, la noirceur d’un monde

Les deux influences littéraires mentionnées plus haut pointent deux perspectives distinctes, la prison comme conséquence du pouvoir corrompu et occulte (Dumas et Asturias), et la prison comme microcosme périphérique de la misère humaine (Asturias). En effet, dans le cas de notre écrivain, la présence de cet espace clos, dans le cadre de son récit, est la conséquence directe de la corruption et des stratégies occultes de la politique

Contre les murs, les contre-pouvoirs

Dans Le siège de l’aigle, C. Fuentes réinvestit les lieux célèbres de l’histoire mexicaine : la prison du château de Ulúa, « un islote prohibitivo » (Fuentes, 2002 : 77), à la fois « jaula, castillo y prisión » (100). Dans un roman sur la structure du pouvoir proprement mexicain, faire le choix de situer son histoire dans ce fort emblématique est hautement symbolique. Car en revenant au premier édifice érigé par Cortés en terre mexicaine, le pouvoir revient à son origine et ferme un cycle. Il est alors enfermé là où il a trouvé son point de départ pour commencer à conquérir et à vaincre. Ici, la forteresse renferme le secret le mieux gardé du pays en enfermant vivant un ex-candidat à la présidence, officiellement assassiné. Ainsi, la prison (espace fermé) de Veracruz (un port comme une porte ouverte) symbolise le visage le plus occulte du pouvoir au Mexique, sa corruption et sa violence inhérente, son paradoxe aigu (ou cohabitent les champs fermés, l’illégalité, avec les champs ouverts, l’apparence).

De plus, elle est le support, au sein du roman, du suspense de la fiction : la personne que ses murs enferment pourrait, selon les indices dispersés, changer le cap politique du pays. Pour son habitant au nom évocateur et utopique, Tomás Moctezuma Moro, son enfermement, après une mort officielle, se généralise à tous les niveaux, et l’enfermement spatial, dans le labyrinthe de la forteresse, semble bien le moins douloureux. Celui-ci perd, en effet, son identité et son propre visage (lequel est caché derrière un masque), il est dépourvu de sa propre vérité et est défait de sa liberté d’expression, à cause des symboliques « cadenas de garganta » et « fierros en vez de palabras » (306). Le silence est la punition ultime pour C. Fuentes (« Estaba encerrado en el silencio » (306)), car non seulement il empêche une évolution naturelle dans le temps et dans l’espace, mais il renie l’essence même de chaque être humain : un être social. Tomás Moctezuma Moro vit un isolement complet, avec les autres comme avec lui-même. C’est là le comble du récit épistolaire : il est ainsi coupé de la narration plurielle. Dans un cadre extra diégétique, le silence imposé au prisonnier transpose la censure artificielle imposée par l’unique Parti au pouvoir (le PRI en l’occurrence) à l’opposition et aux forces subversives.

L’univers carcéral, symptôme de la société moderne

L’avatar de Machiavel de La volonté et la fortune laisse une question en suspens : « ¿El mundo es una cárcel ? ¿La cárcel es un mundo ? » (Fuentes, 2008 : 225). C’est ce que nous souhaiterions démontrer ici. Ces murs, C. Fuentes les situe à tous les niveaux pour démontrer que n’importe quelle liberté a des limites arbitraires conçues par les humains. La prison fuentesienne, comme monde imaginaire et reflet de la conscience sociale, est une mise en abyme de l’aliénation de la société civile. En effet, elle développe un monde souterrain, qui survit parallèlement à la réalité extérieure. 

L’espace de détention est à la marge des marges, mais C. Fuentes le place, ironiquement nous l’avons vu, au centre de la ville et au centre du pays. Au sein même de ce « país de paredes », on trouve un inframonde, frontalier et marginal. De cette façon, la prison se présente comme une allégorie de la société et c’est pourquoi C. Fuentes y puise sa dernière inspiration. Elle constitue une autre couche de cette ville fragmentée et aux multiples facettes. En effet, constamment, cet espace projette la réalité de la ville en la concentrant entre quatre murs, en généralisant cette sensation claustrophobe de l’enfermement, « como si México DF no le concediera la paz ni a los prisioneros, ni a los muertos » (480). La prison est un laboratoire social qui condense les excès du monde moderne.

Notre écrivain mexicain a toujours essayé de comprendre les obstacles intérieurs des personnages libres. Exceptionnellement, dans La volonté et la fortune, il arrête l’action pour tenter de pénétrer la conscience des prisonniers, privés de l’espace extérieur. Moyennant une série de multiples portraits de jeunes prisonniers et de prisonnières, il en arrive à la conclusion que chaque détenu se protège en conservant chichement sa propre zone sacrée, celle-là même qui les sépare du narrateur homodiégétique Josué, représentant du monde libre. Soudain, le héros partage la folie de La Chuchita, l’asexualité d’Alberto ou d’Albertine, la misère de Ceferino, la déficience mentale de Merlín, l’obsession de la niña Isaura, mais ne pénètre jamais dans leur « recámara secreta, un recinto sagrado de su existencia » (120). Se détaille alors l’idée foucaultienne de la prison comme « lieu d’obsession des individus punis » (Foucault, 1990 : 252). En recréant une microsociété des déchus en tous genres, la prison se présente clairement dans toute l’œuvre de « L’âge du temps », comme un lieu intermédiaire entre deux états, en particulier entre la vie et la mort. Et dans le cas de Tomás Moctezuma Moro, cette condition transitoire se réaffirme, car la prison héberge le jeune politique pendant le temps ambigu entre sa mort officielle et sa mort réelle.

D’autre part, une profonde réflexion sociale transparaît chez C. Fuentes : il ne s’arrête pas à la culpabilité des prisonniers, mais il réfléchit aux causes sociales qui créent la petite délinquance, et démontre que la justice de ce pays ne s’attache qu’aux petites gens, et jamais aux acteurs du crime organisé ni aux politiques corrompus. Implicitement, le pouvoir est montré comme intouchable. La prison peut donc être le condensé de la société, ou tout du moins, elle permet de poser et d’exorciser, dans un micro-espace déterminé, les problèmes de la cohabitation humaine et du tissu social. Tous les marginaux semblent être réunis ici, retenus dans un même espace caché, dont seuls les bruits, nous l’avons dit, parviennent à traverser les murs. Les inégalités sociales créent cette délinquance effrénée qui remplit les pages des journaux : la violence naît du sentiment de se sentir déplacé ou exclu, d’un décalage économique ou politique. La misère extrême (comme dans le cas des prisonniers de San Juan de Aragón) exclut du reste de la société et surtout éloigne toujours plus des sommets du pouvoir (incarné par le président Carrera et le magnat Max Monroy). La vengeance de Ceferino contre ses parents qui l’ont abandonné et celle de Catarino contre ceux qui l’ont séquestré pour lui voler un rein, présentent la décadence d’un pays abandonné, sans éthique ni loi tangible, où la violence engendre la violence, où l’atrocité extrême a droit de cité :

Ignoraron que él [Ceferino] estaba allí, a los once años, dispuesto a atacarlos con un picahielos, sacarlos los ojos, dejarlos allí pegando de gritos y sangrando y venir a dar a la cárcel de menores de San Juan de Aragón (Fuentes, 2008: 122).

Decidió [Catarino] pasar la frontera para ir de hospital en hospital destruyendo con un vistoso bastón de Apizazo, los jarrones donde dormitaban los riñones ajenos. Vidrio roto, líquidos desparramados, riñones que el muchacho recogió, cocinó y se comió envueltos en tortilla, como grandes tacos de gringo devorado por mexicano vengativo (124).

C. Fuentes nous emmène alors aux limites de l’humanité, en nous racontant les crimes les plus horribles (subis puis commis) des prisonniers, victimes de leur abandon et de leur indigence, de la décadence de la société injuste. Ces différents portraits sont, en effet, le reflet d’un pays malade. Ils nous relatent les délits impardonnables de la violence horizontale (selon les termes d’Ariel Dorfman), mais insistent également sur leurs circonstances « atténuantes ». Comme dans le roman d’Asturias, les détenus sont victimes de l’exclusion sociale, de la décadence de la société elle-même, de l’injustice d’un état corrompu : « algunos habían nacido en la marginación más absoluta, con vidas cercanas a la perrería o a la marranería » (123). Les inégalités économiques induisent des inégalités urbaines et les murs métaphoriques de l’exclusion sociale apparaissent de façon tangible dans le roman sous la forme des barreaux de la prison. L’inframonde carcéral représenté illustre une certaine réalité déshumanisée dans la ville apocalyptique (où le corps rabelaisien reflète la pauvreté extrême et le dénuement le plus complet). C’est pourquoi, chez C. Fuentes, la prison devient le symbole de la fin du monde, et le renouveau cyclique du chaos. On peut ainsi parler d’écriture de l’horreur, comme le souligne Georgina García Gutiérrez en insistant sur l’évolution du style fuentesien :

La realidad de La voluntad y la fortuna, cercana a la del México actual, cumple con creces cualquier vaticinio o aviso narrado previamente por el propio Fuentes. Aumenta el horror en el mundo que llega al fin de la Historia, “bíblicamente” y puede hablarse de un cambio en la estética de Carlos Fuentes que acentúa lo atroz, lo monstruoso para retratar al México del siglo XXI4.

Ainsi, le centre pénitencier de San Juan de Aragón, au cœur de La volonté et la fortune, réapparaît dans Adam en Eden (2009) et est cette fois couplé avec celui de Santa Catita. Si, dans le premier roman, on insistait sur l’origine de la délinquance de ses habitants (la misère), dans le deuxième sont soulignées les raisons de l’enfermement. Ce sont des narcotrafiquantes. Ce sont les dernières pièces du grand puzzle du trafic de stupéfiant, décrit dans le roman depuis les plus hautes sphères de l’Etat. Il en transpire une critique explicite de C. Fuentes contre la politique intérieure de son pays, dont la répression se développe [et notez les italiques utilisées par l’auteur] « contra los débiles, no contra los criminales. ¿A qué hora se atreverá contra los fuertes ? » (Fuentes, 2009 : 87). D’autre part, la prison de Santa Catita a comme originalité d’être une prison de femmes5. Une nouvelle fois, C. Fuentes peint de brefs portraits de prisonnières. Leurs surnoms carcéraux (comme si elles se réinventaient une autre identité entre les murs), La Reina del Mambo, la Chachachá, la Mayor Alberta, las « Dinamiteras », la Comandante Caramelo (66-67) insistent une fois de plus sur le fatum des Mexicains et le manque endémique d’opportunité. Ce roman semble aussi compléter le projet de son prédécesseur puisque tous deux sont des romans de l’enfermement, symptôme d’une société enfermée dans sa condition précaire, enfermée par la peur face au climat de violence. De cette manière, il compare « las cárceles de San Juan de Aragón y de Santa Catita » à « la cárcel del racionalismo más pedestre », où se complaît le chef de la Sécurité intérieure, Adán Góngora (représentant d’un pouvoir politique sans ouverture d’esprit et corrompu).

Le degré de culpabilité de chaque détenu est interrogé par C. Fuentes et il pose clairement les limites de la justice dans son pays. La prison n’enferme que la base de la pyramide sociale ; c’est-à-dire les plus démunis, et concrètement ici, les femmes et les mineurs des couches défavorisées. La jeunesse, futur du pays et vecteur du renouvellement des générations est symboliquement emprisonnée, puisqu’elle est recluse indéfiniment à San Juan de Aragónpour des crimes dont la société devrait assumer sa part de responsabilité. Au contraire, les coupables de corruption ou de trafic de drogue, entendez les politiques au pouvoir, les chefs des cartels et les acteurs implicites de la violence horizontale, ne sont donc pas en prison. La corruption n’est pas un crime puni au Mexique. L’opposition au régime et les crimes individuels à faible portée sont les seules cibles de la justice d’état. C. Fuentes perd de plus en plus pied face à la réalité contemporaine de son pays où règne l’impunité la plus totale comme le dénoncent de nombreuses ONG.

Une idéologie de l’étouffement, C. Fuentes face à ses démons

Les romans publiés en 2008 (La volonté et la fortune), 2009 (Adam en Eden) et 2010 (Carolina Grau) présentent, nous l’avons dit, la thématique commune de l’enfermement. Nous découvrons alors la nouvelle tonalité angoissante et asphyxiante des dernières productions narratives de C. Fuentes, comme une réponse horrifiée à la situation violente de son pays.

En s’intéressant à l’univers pénitentiaire de façon répétée, il choisit d’explorer le mal humain, la nature humaine la plus répréhensible, et pourtant cyclique :

El desarrollo humano es inevitable y ascendente. Hasta que un horno crematorio, un campo de concentración, un Auschwitz, un Gulag, un Abu Ghraïb, un Guantánamo, nos demuestren lo contrario (Fuentes, 2008: 323).

Les conditions de détention dans les prisons mexicaines, dénoncées dans de nombreux articles journalistiques7, interpellent l’humaniste écrivain. La création réitérée de lieux inhumains et arbitraires intéresse C. Fuentes car il y tient la preuve de la répétition cyclique de l’histoire. Le non-respect de la dignité humaine dans son propre pays le pousse à interroger ces espaces et à sonder la capacité d’acclimatation de ses habitants.

Ce monde est fou

La prison pose un problème d’éthique, celui de séparer irrémédiablement les hommes, punir certains (les plus démunis), expulser vers les marges les indésirables d’une société qui exclut chaque fois davantage. C’est-à-dire qu’elle exerce une fonction de ségrégation sociale. Cet espace fermé représente la plus haute expression de la folie humaine. Ainsi le soulignait déjà C. Fuentes dans Cambio de piel, découvrant une caverne de Platon, « un espacio propio y falso de la locura: uno sabe que esta perspectiva no es sino un muro simple sobre el cual han dibujado las perspectivas de sombras blancas » (Fuentes, 1967: 319). De la même façon, l’hôpital psychiatrique, présent dans ces mêmes romans, est un lieu qui enferme les consciences marginales. Ce lieu, également fermé, met en doute la dialectique intérieur/extérieur puisqu’elle pose la question : de quel côté se trouvent les fous ? Par conséquent, les asiles et les prisons, de plus en plus présents dans les derniers récits, où tout semble aboli, deviennent des laboratoires pour C. Fuentes pour mettre à nu la nature humaine. Le temps, l’éthique, la morale, et même l’humanité sont remis en cause et les transgressions multiples dévoilent l’exploration d’une autre totalité, d’un autre absolu, dans ce cas, du mal. L’impact de cet espace marginal, mais crucial, pousse l’homme dans ses retranchements. C. Fuentes perd peu à peu espoir face à un monde qu’il ne comprend pas ou ne comprend plus. Ainsi le confesse-t-il à Ricardo Lagos dans une conversation publiée sous le titre El siglo que despierta : “estoy muy preocupado porque no entiendo el futuro” (Fuentes, 2012b: 178). Il est bien loin le C. Fuentes visionnaire qui prédisait dès 1987 l’éclatement de l’URSS dans Christophe et son oeuf. Son angoisse existentielle, dans les dernières années de sa vie, contamine la thématique de l’œuvre romanesque et étouffe les personnages de fictions dans des lieux qui les retiennent en captivité. De cette manière, dans Federico à son balcon, la prison disparaît complètement au profit de l’asile. Chaque procès, où l’avocat Aarón Azar tente de défendre des cas indéfendables, débouchent sur une condamnation à un internement en hôpital psychiatrique, preuve de la folie contemporaine et reflet d’une société en déliquescence. Ironiquement, C. Fuentes démontre que l’homme n’assume plus ses actes et que la justice se transforme donc en un théâtre du mensonge.

 Des murs et des barreaux, partout…

Certains romans proposent un jeu de poupées russes de l’emprisonnement, comme représentation spatiale des tensions intérieures des personnages et de la réalité d’un peuple en survie (à cause d’une politique corrompue et de la présence accrue du trafic de drogue et de sa violence inhérente). Les prisons représentent l’effritement de l’état de la société. Par exemple, le roman Adam en Eden passe d’enfermements en enfermements. D’abord, on y trouve évidemment les prisons de la ville, San Juan de Aragón et Santa Catita. Puis, la visite angoissante du zoo est le reflet de la réalité, ici clairement condensée et animalisée, avec ses « rejas, barrotes y fosas y otros animales » (Fuentes 2009 : 151). Enfin, le plus grand enfermement, carnavalesque s’il en est, est le vagin de la maîtresse. Le héros, «apresado […] prisionero dentro de un sexo convertido en candado » (151), vit le cataclysme du tremblement de terre de 1985 dans une anxiété érotique. L’union des deux corps transformés en une seule entité par la force de la nature, symbolise, thématique chère à C. Fuentes, le retour à la Genèse au milieu de l’Apocalypse. Par conséquent, cette anecdote littéraire est significative de la pensée de notre auteur : fermer les cycles, combler les fissures, proposer la contrepartie à un état, chercher coûte que coûte le renouveau.   

D’autre part, être enfermé entre quatre murs oblige à un retour sur soi. Cette obligation à être seul avec soi-même, à s’accepter et à se sonder est propice, dans le jeu de la fiction, à l’exploration de la nature humaine. En effet, l’aliénation se transforme rapidement en protection. Après avoir créé un nouveau microcosme semblable au monde extérieur, C. Fuentes dépeint comment les personnages rechignent à en sortir et sont attachés à leur univers carcéral par un cordon ombilical, comme un fœtus à son utérus. En effet, les détenus construisent ironiquement leurs propres murs de protection. Le prisonnier le plus célèbre du roman publié en 2008, Miguel Aparecido, constate ainsi « la cárcel me protege de mí mismo » (Fuentes, 2008 : 238). De manière récurrente, cet enfermement imposé par le monde extérieur se transforme en un monde désiré par le prisonnier lui-même, intimidé voire apeuré par l’évolution de la vie, de l’autre côté des barreaux. Pour C. Fuentes, la prison se construit alors comme un cocon protecteur face à la société en dégénérescence. Le personnage incarcéré décide ainsi d’assumer l’univers pénitencier comme un refuge privilégié face au monde extérieur diabolisé par le recul de son imagination. Ce modèle se reproduit du Siège de l’aigle à Adam en Eden. La prison devient alors, pour le personnage, « su hogar » dans « su hondo e inconmovible seno materno » (308). Grâce à la présence d’un monde obscur, souterrain, l’inframonde des indésirables permet de jouer avec les contraires. Les prisonniers se réinventent un monde choisi, disposent d’un temps subjectif et vivent en continuelle tension avec le monde extérieur (qui symbolise aussi leur vie passée et rejetée). Nous l’avons vu auparavant, l’univers carcéral fuentesien (comme bien d’autres d’ailleurs), se construit comme une microsociété dans la société. Il permet aussi le passage inespéré des frontières du temps en autorisant un retour aux origines, à ce « seno materno ». Il y a donc un possible retour temporel mythique (qui a été l’une des préoccupations récurrentes de C. Fuentes dans l’ensemble de son œuvre), pourtant impossible dans la réalité. En revanche, le retour spatial semble impossible (alors que l’on pourrait toujours espérer une libération), comme le démontre l’affirmation « no reconocería otro hogar » (308).

Face aux murs, se pose automatiquement la question du « mouvement », dans ce cas, une sortie. Mais puisqu’un autre monde a été reconstruit à l’intérieur du centre pénitencier, où les marginaux se sentent pour une fois directement intégrés, et peuvent même parvenir au sommet du pouvoir (cas impossible dans la réalité extérieure), C. Fuentes démontre que le désir du mouvement vers la sortie, qui nous semble pourtant inhérent à la punition carcérale, n’est pas évident pour tous. La prison n’est plus un seuil rêvé mais des confins habités et revendiqués où s’établit une structure sociale périphérique, où les exclus de la société peuvent dominer leur monde. L’exemple de Miguel Aparecido, lequel « rehusó a dejar la cárcel », rend compte du nouveau microcosme recréé, malgré (ou grâce à) les limites imposées : « lo jodido es que te meten aquí y te separan del mundo. Entonces, tienes que inventarte un mundo, y el mundo requiere lazos con los demás […]. Hay gente en la cárcel que no sabría qué hacer fuera de aquí » (144-145). Un autre exemple, à la fin de ce roman, vient alimenter cette idée, puisqu’il compare l’existence d’un homme libre, le magnat omnipotent, Max Monroy, à la condition de son fils incarcéré, Miguel Aparecido : « Max pagaba una condena infinita, peor que la muerte misma, y Miguel vivía su vida creando un imperio interno en la prisión » (514). Le pessimisme aigu de l’écriture tardive de C. Fuentes brise ici le destin des hommes libres, enfermés dehors par leur conscience et leur sentiment de culpabilité, et libère ironiquement les véritables détenus, ceux-là même qui savent déjouer l’horreur et la mauvaise fortune. C. Fuentes prend le contre-pied des réalités pour stigmatiser la société dans laquelle il vit et pour renier la possibilité d’une liberté réelle parmi ses habitants.

Par conséquent, d’un côté, la prison est donc l’extrapolation d’une prison intérieure née du sentiment de culpabilité. De l’autre, l’univers carcéral dépouille chaque identité individuelle et oblige tout individu à se réinventer. On imagine alors une renaissance exigée par la présence des barreaux et des murs. La détention est un reflet déformant de la réalité et a une puissance régénératrice. La situation proposée pour les détenus induit une certaine précarité jouissive, un risque désiré, en avançant en équilibre sur le fil étroit qui sépare la vie de la mort, la liberté de l’emprisonnement :

En la cárcel, más que en otro espacio, nos percatamos de que no hay libertad porque vivimos al día, porque nuestras metas son vanas, frágiles, y al cabo inalcanzables, porque la muerte se encarga de cancelar nuestro contrato y no nos enteramos, muertos, de lo que nos sobrevivió y de lo que pereció con nosostros y, a veces, antes de nosotros (210).

La prison représente ainsi la tentative de créer une autre mini société, où les marginaux trouveraient leur catharsis, libérés de toutes les étiquettes et les préjugés, ainsi que de leur sentiment de culpabilité. Un lieu où verrait le jour un autre monde égalitaire, avant que certains n’accèdent rapidement à un semblant de pouvoir et se recréé alors une hiérarchie sociale qui semble inévitable. Miguel Aparecido serait dans ce cas le théoricien de cet inframonde, comme l’était Manuel Zamacona dans La plus limpide des régions pour la ville de Mexico :

Porque me libro de las apariencias. Aquí adentro no tengo que pretender que soy lo que no soy o que soy lo que los demás quieren que sea […]. Porque me libro de pertenecer a cualquier clase pero sobre todo a la clase media a la que tanto aspiramos (207-208).

La prison efface d’abord les marges de la société inégalitaire, mais en se reconstruisant, elle ne propose pas non plus d’établir une classe moyenne, quasi inexistante au Mexique. La polarisation semble inévitable, d’où le désenchantement croissant de l’écrivain engagé. Le même personnaget a aussi réussi à accéder à son propre pouvoir, comme l’a fait son père dans la société civile : « En la cárcel de San Juan de Aragón hay un imperio interior y yo soy la cabeza » (238). En étudiant les relations humaines conditionnées dans un espace clos, C. Fuentes démontre que la structure du pouvoir se récrée automatiquement (génératrice de nouvelles frontières sociales et relationnelles). Par conséquent, la présence de la prison dans ses romans est à la fois un moyen d’évaluer la portée du pouvoir politique (qui enferme les opposants et les marginaux) et un support pour étudier, au niveau sociologique, la naissance du pouvoir dans une société en construction (ici, l’univers carcéral).

Par ailleurs, les murs de la prison se présentent rapidement chez C. Fuentes comme l’élément visible d’un enfermement plus important, un enfermement personnel. L’espace pénitencier s’établit alors comme une mise en abyme de la complexité mentale de l’être humain, comme le confirme un autre détenu, « prisionero de sí mismo » (500). C’est pour cette raison que Josué s’interroge si « ¿Existía un punto final que concluyera el castigo de Miguel en la conciencia de Miguel, permitiéndole al cabo salir de su celda? » (310). L’homme est enfermé dans ses culpabilités, «un hombre herido por fuera y por dentro » (312), c’est la condition même de l’être humain que C. Fuentes s’applique à décrire avec scepticisme. L’homme est de passage, et n’est pas libre de son existence, dans une société capitaliste, et qui plus est, corrompue. Ni la Justice, ni la justice sociale n’arrivent à être expliquée. Le détenu est mis au ban, à la fois volontairement et de force, et expulsé vers les marges de la société. Le parallèle même entre l’espace fermé de la prison et l’espace fermé de l’esprit de Miguel Aparecido devient l’une des énigmes du roman que Josué devra découdre. La prison est donc la mise en abyme des paradoxes de son hôte :

Si yo descubría la verdad fuera de estos muros revelaría también la verdad que se quedaba aquí, encerrada, más que entre las paredes de la cárcel, entre las paredes de la cabeza de Miguel Aparecido (314).

Le retour sur soi, dans les derniers romans de C. Fuentes révèle la noirceur du monde et accompagne la thématique de l’horreur dans un monde où l’on ne se trouve libre et protégé qu’en prison.

On peut affirmer que l’intérêt pour l’univers pénitencier rejoint en de nombreux points les préoccupations qu’avaient développées C. Fuentes dans les années 90 autour de la frontière nord. En effet, la présence de ce mur infranchissable contamine l’existence humaine et la renvoie irrémédiablement à ses limites. D’autre part, ces deux espaces symbolisent la marge de la société, où se retrouvent (ou bien se voient repoussés) les marginaux de toute espèce, les déshérités, les rejetés de la société car non seulement ils transgressent les lois, mais surtout ils sont des contraintes ou des obstacles pour les discours des bien-pensants et des politiquement corrects. C’est pourquoi, dans les romans du pouvoir en particulier, Le siège de l’aigle, La volonté et la fortune, et Adam en Eden, la prison occupe une place centrale, car elle est le lieu du contre-pouvoir, elle est le contrepoint inhérent à l’espace légal et visible. Elle est non seulement un inframonde mais aussi une bulle subversive, l’endroit où l’on endort la révolte mais où sommeille les forces rebelles du pays (qui apparaitront dans Federico à son balcon).

De plus, la crise politique au Mexique autour de la guerre des cartels depuis 2006, et la crise économique mondiale depuis 2008, poussent C. Fuentes dans ses retranchements thématiques qui démontrent son pessimisme idéologique. La prison passe alors d’un roman à un autre et s’installe comme une chronotopie significative de l’œuvre tardive de C. Fuentes. Elle est le reflet tangible de l’angoisse de son auteur face à un monde qu’il ne comprend plus et à une politique qu’il ne peut cautionner. Comme un cercle vicieux, le pouvoir renaît de ses cendres dans la microsociété reconstruite derrière les barreaux. Ses derniers romans apocalyptiques tardent à retrouver la Genèse pourtant omniprésente dans le reste de « L’âge du temps » et témoignent d’une jeunesse en perdition. Le pessimisme idéologique et le millénarisme stylistique préparent au dialogue posthume avec Nietzsche dans Federico à son balcon où la révolution prend tout son sens : l’histoire se répète dramatiquement, bien loin des idéaux révolutionnaires d’une gauche affaiblie et corrompue. La prison est donc le laboratoire d’une pensée, celle d’un C. Fuentes octogénaire et engagé, ne se reconnaissant plus dans le monde contemporain (voire postmoderne) et dans les idéaux du XXIème siècle mexicain.

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MACHIAVEL, Nicolas, Le prince, Paris, Gallimard, 1980.

VV.AA “Entrevista con Carlos Fuentes: un réquiem por México” en Diario La Estrella, México, el 15 de octubre del 2008.

NOTES

[1] Carlos Fuentes, “How I Started to Write,” in Myself with others, Farrar, Straus & Giroux, Nueva York, 1988 (publié uniquement en anglais). Traduction en espagnol de Rafael Vargas sur le site:  http://www.sinembargo.mx/21-05-2012/239539

[2] Dans les romans fantastiques de C. Fuentes, ce sont les indigènes (confondus souvent avec le passé précolombien), exclus de la société, qui occupent les caves des maisons gothiques. Pensons à “Chac Mool”, par exemple. C’est–à-dire, symboliquement, C. Fuentes place les minorités dans les marges spatiales de la ville, dans ses couches les plus cachées et oubliées.

[3] VV.AA “Entrevista con Carlos Fuentes: un réquiem por México” en Diario La Estrella, México, el 15 de octubre del 2008.

[4] Georgina García Gutiérrez, “La región más transparente cincuenta años después: La voluntad y la fortuna” in La región más transparente en el siglo XXI, comp. Georgina García Gutiérrez Vélez, México, UNAM, 2012, p.344.

[5] Sur ce thème, Le monde diplomatique a publié un article édifiant sur la prison de femmes de Santa Martha Acatitla où l’on explique, comme le fait C. Fuentes dans la fiction, qu’un inframonde est recréé entre ses murs, et que de nombreuses femmes emprisonnées y sont arrivés en traînant derrière elles des vies de mauvaises fortunes, sans que jamais la nation ne leur offre une quelconque chance de s’en sortir. Comme dans le roman, la plupart des détenues dont l’article fait le portrait est condamnée pour trafic de drogue. Cathy Fourez, “Enfermées vivantes” in Le monde diplomatique, Janvier 2011.

[6] C. Fuentes poursuit ici son idée développée dans les chœurs qui ponctuaient chaque nouvelle du Bonheur des familles (2006). Les chants tragiques mettaient effectivement en scène des jeunes désœuvrés dans la périphérie de la capitale mexicaine. Ce souci insistant envers la jeunesse inclut également une critique de la politique mexicaine qui n’offre pas d’opportunité aux nouvelles générations. Le romancier explique de cette façon la recrudescence de la petite délinquance mais aussi la participation de la jeunesse dans le trafic de drogues, et expose les raisons de leur facile recrutement par les cartels.

[7] Voir par exemple : Elena Azaola et Marcelo Bergman, “De mal en peor: las condiciones de vida en las cárceles mexicanas” in Nueva Sociedad n°208, marzo-abril de 2007.

 

L'auteur

Lise Demyer est docteure en littérature hispano-américaine (Université de Rouen/Universidad de Sevilla) et spécialiste de l’œuvre du romancier mexicain Carlos Fuentes. Elle est actuellement PRAG à l’université du Littoral Côte D’Opale et membre associé de l’UR 4030, HLL. Elle a été lauréate de l’accessit du prix international « Nuestra América 2013 » pour le manuscrit Las fronteras en la obra de Carlos Fuentes. La historia, la sociedad y el individuo de México bajo el prisma de un espejo deformante, Editorial CSIC, Madrid, 2014, 437 p. Elle a publié de nombreux articles sur la littérature mexicaine contemporaine dans des revues internationales, notamment sur la documentation de la violence, sur la mise en fiction du passage de la frontière et sur la réécriture des mythes féminins.

 

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